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Vous voilà sur la Nef de la Pleureuse et du Fou, entre époques et continents...
 
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 leçon d'hygiène

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AuteurMessage
Hui Ying

Hui Ying


Messages : 32
Date d'inscription : 10/08/2010
Age : 32
Sexe du Personnage : féminin
Profession : Alchimiste

La vie d'avant...
Date de Naissance: 6 mai 1856
Âge du Personnage: 164 ans
Lieu de Naissance: Chine

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MessageSujet: leçon d'hygiène   leçon d'hygiène EmptyDim 29 Aoû - 22:32

Me voilà avec mon baquet, la serviette et le shampoing qu’on m’a confié à mon arrivée. Cela fait une semaine au moins que je ne me suis pas lavée dans les règles de l’art, repoussant l’échéance à chaque fois. Je peux dire que je suis passée maître dans la procrastination. Me voici donc au pied du mur. Je ne peux plus continuer ainsi à m’asperger simplement le visage d’un mince filet d’eau dans mon lavabo. Diantre, ce n’est pas parce que je suis morte que je ne dois plus faire d’efforts. Je n’ai aucune excuse, il faut que je passe le pas. Je déglutis difficilement. Devant moi, la porte me paraît immensément large. J’ai peur. Et si quelqu’un arrivait ? Que faire dans ce cas-là ? Non, il ne faut surtout pas se poser de questions. Je prends mon courage à deux mains, j’agrippe la poignée. Ma main est moite et mon cœur bat rapidement. Je retiens mon souffle et fais lentement glisser la poignée sur le côté. En un couinement, la porte s’ouvre à moi. La lumière m’envahit toute et des nuages de vapeur se dégagent de l’antre.

« Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils s’exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensembles, ils courent à la porte qui vient de s’entrouvrir. » (Bergson, L’Energie Spirituelle)

Faut-il comprendre que la salle des bains est le reflet de mon inconscient ? Reluis-je intérieurement de mille feux ou bien suis-je aussi molle et inconsistante que cette eau qui coule du pommeau de douche ?

Qui eut cru que l’on puisse faire une telle comparaison ? Si l’on va dans ce sens, me retrouverais-je en proie à des pulsions morbides refoulées jusque-là dans mon inconscient ? Ne suis-je point en train de courir à ma perte ? Un destin funeste ne m’attend-il pas dans l’assouvissement de ma pratique de l’hygiène corporelle ? Vais-je en réchapper ou « cette fois, c’est la bonne », comme se le plaît à dire le vulgus civis ? Ah, je ne sais que choisir ! Vais-je courir le risque de m’élancer vers une trajectoire inconnue ou bien vais-je en désespoir de cause me terrer dans ma chambre ?

Non, arrête tout de suite ton char Hui Ying ! Tu n’en as pas assez de t’épuiser toute seule ? Ecoute la voix de la sagesse enfin. Tu vas te reprendre –parce que ça commence à bien faire hein- et tu vas passer le pas de cette porte sans appréhension aucune. Ce n’est qu’une simple salle d’eau comme les autres. Allez, va maintenant. Lève-toi et marche.

Oui, tu as raison. Je m’excuse de m’être emportée de la sorte. Je ne mérite pas ton pardon. Je ne mérite pas d’exister tout court. Oh, suoyou de ren, wo qingqiu nimen yuanliang shengcun !* Quand bien même vous m’écraseriez de tout votre poids, je ne broncherai pas et inclinerai un peu plus l’échine. Hui Ying était appuyée sur les genoux, les deux bras tendus au ciel, le regard implorant. Elle resta ainsi durant quelques minutes, les yeux dans le vague. Sortant de sa torpeur, elle écarquilla soudain de grands yeux en étudiant sa situation. Mais qu’est-ce que tu fais là, ma pauvre Hui Ying ? T’es totalement folle à lier ma parole. L’asile n’est pas loin. Elle se releva tout en ramassant ses affaires qui, ayant été envoyées balader dans la tourmente, gisaient à même le sol. Elle pénétra dans la salle des bains.

La pièce était vaste, à la mesure du reste du navire. A droite, de larges bassins remplis d’eau à la température idéale. Comment était-ce chauffé ? Mystère et boule de gomme. A gauche, deux vestiaires -un pour hommes et l’autre pour femmes- destinés à déposer ses défroques à l’abri des vapeurs et de l’eau. Je signale en passant que chaque casier était équipé d’un code spécifique, d’une reconnaissance de la rétine, de l’empreinte digitale et de la voix pour éviter tout vol. Sacrément bien équipés, songea Hui Ying à part elle. Un peu à côté, des douches et des points d’eau avaient été mis à la disposition des occupants de la Nef pour se laver, se récurer, et tout le tralala, avant de pénétrer dans les bains en eux-mêmes pour se délasser des misères de l’éternité (et non de la vie). Pour finir, en face de la porte, un sauna.

Les bains grouillaient de monde, rendant l’atmosphère encore plus insoutenable. Se rendre dans le sauna eut été un pur suicide. Un brouhaha ambiant vous martelait les tympans. Autant dire que Hui Ying luttait de toutes ses forces pour tenir debout et faire bonne figure. Avec peine, elle longea le mur en s’y appuyant pour se donner un peu de prestance et, haletante, traîna ses guêtres jusqu’aux vestiaires tout en prenant garde à ce que personne ne la remarque.

Arrivée au niveau des deux vestiaires, elle leva la tête pour distinguer lequel des deux était pour les femmes, puis, s’y dirigeant, passa le sas en soulevant légèrement le tissu qui pendait du haut de la porte et vous arrivait à peu près à la hauteur d’yeux. Son cœur battait toujours et elle respirait bruyamment, mais elle surmonta sa peur. Elle entra en trombe, et s’approcha du casier qui lui était assigné. Elle s’identifia, l’ouvrit avec un soulagement non dissimulé –au moins un problème d’écarté. Elle déposa à ses pieds le baquet et son contenant pour avoir les mains libres. Tout en baissant les yeux et en se dépêchant pour que personne ne fasse trop attention à elle, elle commença à se dévêtir. D’abord le grand T-shirt, trop grand pour elle d’ailleurs. Elle n’affectionnait que les vêtements amples car lui permettant, fait non négligeable, de se faufiler dans la foule en passant inaperçu et d’être à l’aise dans ses mouvements. Un quelconque assaillant peut toujours surgir de nulle part à l’improviste et il faut donc être en toute occasion sur ses gardes pour le recevoir comme il se doit. Ensuite, le tissu qui lui bandait la poitrine. Plus que jamais gênée, elle s’impatientait de la longueur du tissu. Quand est-ce que cette épreuve finirait donc ? Il fallait faire vite et bien. Après les quelques secondes de combat acharné qui lui parurent une éternité, elle en vint finalement à bout. Ouf, c’était bientôt terminé. Maintenant, le tour du pantalon de coton. Par trop fébrile, ses doigts s’empêtraient dans les plis de l’habit. Les joues empourprées, elle faisait aussi vite que possible. Elle trouva les cordelettes au bout de maints efforts, puis laissa le vêtement glisser à ses pieds. Finissant son entreprise, elle fourra le tout pêle-mêle, même si cela lui crevait le cœur -étant maniaque de nature- dans son casier. Elle se drapa de sa serviette et referma son « coffre-fort » en un tour de main. Elle attrapa en toute hâte le petit baquet et, le serrant contre son sein, elle se dirigea à moitié en courant -tout de même pas trop pour ne pas trébucher et s’affaler sur le sol- vers les douches.

Elle entra dans l’une d’elle après avoir déposé son baquet dans un coin (aujourd’hui, elle n’était pas encore prête à faire ses ablutions sous les regards indiscrets de la population locale) et respira enfin. Oh joie ! Elle avait déjà fait tant, elle qui n’avait de son vivant jamais mis les pieds dans un bain public, et qui, déjà au temps de sa tendre enfance, ne permettait pas qu’on la visse dans le plus simple appareil. Il est vrai que les réfractaires qualifierait sûrement cela de pudibonderie, mais je pense qu’il ne faut y voir que l’exemple flagrant d’une peur morbide du regard des autres… Ce qui revient peut-être au même.

Elle se calma peu à peu et tourna le robinet de la douche. L’eau coulait délicieusement sur sa peau tiède. Tout son corps se détendit en un soupir de plaisir. Elle se lava consciencieusement. Des nuages de mousse de savon et de shampoing voletaient en tout sens et retombaient en pirouettant sur le carrelage de la douche. Quand elle eut fini, elle referma l’arrivée d’eau, pressa ses cheveux pour en dégager l’excès d’eau, se passa la serviette autour de la taille, et reprit tout son barda. Elle inspira profondément, et quand son moment fut venu, elle sortit de sa tanière. Les clameurs de la foule vrombissante l’atteignirent de plein fouet, mais elle ne faiblit pas et elle s’achemina furtivement en direction des larges bassins.

Elle pénétra dans l’eau brûlante. En rigolant intérieurement, elle songea qu’on aurait presque pu y ajouter des pâtes de type soba, des légumes divers -carottes, brocolis, choux, épinards, etc.- et toute sorte de condiments, pour obtenir des ramens à la viande humaine. Du reste, cela eut pu tout aussi bien être comparé à du bœuf shabu shabu* sauf qu’ici, ce n’était pas tout à fait la même viande… Elle eut un mince sourire à sa propre suggestion.

Soudain, elle fronça les sourcils. Mais, quel goût pouvait bien avoir la viande humaine ? Elle avait déjà entendu dire que le chat avait goût de poulet, mais quant à l’homme, elle n’en savait trop rien. C’est un sujet assez tabou dans nos sociétés, alors… Il faut dire que c’est une chose qui ne peut être autrement ressenti car allant à l’encontre de la notion de société même. Si on l’acceptait, quelle direction le monde prendrait-il ? Ne subsisterait plus qu’un univers anarchiste dans lequel l’homme serait à proprement parler un loup pour l’homme. Pourtant, c’est quelque chose qui a nécessairement existé dans l’histoire de l’humanité puisqu’on soupçonne à l’heure actuelle l’homo sapiens d’avoir cuisiné le néandertalien. Mais alors, quelle saveur cela peut-il avoir ? Cela ressemble-t-il au bœuf ? Au poulet ? Au porc ? Au lapin ? Au rat ? Est-ce plutôt comparable à de la viande rouge ou maigre ? Que d’incertitudes face à ce dilemme existentiel ! Et pourtant, si les bovins et autres animaux qui concourent à la subsistance de la race humaine venaient à être décimés par une quelconque maladie ravageuse, en viendrions-nous à cet ultime acte de barbarie, renvoyant l’homme à sa condition la plus primaire ? Elle était perplexe. Que faire ? Devait-elle se résigner à n’obtenir aucune réponse à cette question de la plus haute importance ou bien allait-elle sauter sur le premier venu pour extraire de sa chair un morceau encore tiède et palpitant et déguster le met pour assouvir sa curiosité ? Elle fit la moue. Non. Si cela ratait, il y aurait des complications. Elle devrait alors soit s’excuser en signifiant à l’inconnu qu’elle l’avait pris pour un veau, chose qui lui aurait valu une ribambelle de jurons bien embouchés, soit prendre ses jambes à son coup pour que l’inconnu ne puisse la reconnaître et oublie peu à peu la scène jusqu’à ne plus en avoir souvenance. Bon, c’est vrai qu’elle aurait pu tenter d’attaquer l’inconnu dans un moment de faiblesse, durant son sommeil, aux toilettes, ou encore dans les bains, mais elle n’aurait pas le courage de le faire, ayant trop peur d’être découverte. Quoi qu’il en soit, la solution la plus envisageable était qu’elle passe à autre chose. D’ailleurs, à quoi bon se préoccuper avec ce genre de vétilles ? Il y avait encore tant de mets qu’elle ne connaissait pas tels que les blattes rôties, les vers de terre frits, les mygales grillées, la baleine, le requin, le crocodile, la sauce worcester... Tout un programme, quoi.

Ecoute Hui Ying, profite donc de ce bain au lieu de partir dans des tergiversations stupides et superficielles. Oui, tu as raison Hui Ying. Parfaitement raison même. Tu portes bien ton nom dis donc Hui Ying. Oui, c’est vrai Hui Ying.

Elle se frictionna le visage, se tapa les joues avec énergie, puis s’aspergea le visage. Le bain était désormais parfait ; tout son être s’apaisait au rythme du liquide. Sa serviette collait toute sur sa peau, mais bon. Elle n’avait qu’une peur, c’est que quelqu’un lui vole ses affaires, mais bon. Elle était entourée d’humains, mais bon. Une chose non identifiée flottait sur l’onde, mais bon. Finalement, tout cela n’était pas très important. Elle s’affaissa un peu plus dans le bain, blottit sa tête contre le rebord et ferma les yeux. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi bien. Ses traits se détendirent et ses tourments, et ses obsessions se dissipèrent en un instant. Elle n’avait probablement jamais ressenti cela : toute son existence n’avait jamais été qu’angoisses et peines. Elle était sans arrêt sur ses gardes, frémissant au moindre bruit, mais là, rien n’importait plus. Les sons de la foule jusque-là oppressants n’étaient plus que de lointains murmures. Ses lèvres s’entrouvrirent sensiblement. Elle était si paisible. Une sensation d’absolue liberté. Tiens, mais c’est peut-être mieux de ne pas porter de bandages sur la poitrine en fait. Pourquoi je fais ça déjà ? Il faudra que j’y repense à tête reposée. Elle essaierait peut-être le sauna la prochaine fois…

Elle sombra dans le sommeil le plus profond.


*tout le monde, je vous demande pardon d’exister
*fondue japonaise dont la cuisson se déroule à table ; tous les ingrédients (viande, légumes, nouilles, tofu, algues…) sont cuits à gros bouillon dans un faitout sur un réchaud électrique



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